André Malraux au Cambodge

Le Délit.

On connaît tous André Malraux, homme enflammé à la voix chevrotante, le fiévreux aventurier porté par la mystique de l'identité. Certains ont lu "La Voie Royale", mais connaît-on "La Voie Déloyale" qu'emprunta André pour piller les temples d'Angkor ?

En 1920, Malraux n'en est encore qu'à ses débuts, il est ce jeune écrivain de Bondy sans ressources qui cherche la notoriété. Mythomane acharné, il s'invente un passé glorieux et se prétend prince d'un pays lointain, de quoi séduire la belle et aventureuse Clara Goldschmidt, de trois ans son aînée. Fille d'une riche famille allemande, elle renie son milieu et ses parents pour Malraux avec qui elle s'enfuit en Italie, et qu'elle épouse l'année même. Ils parcourent ainsi ensemble la vie culturelle parisienne, avec tumulte et ferveur.

En 1921, Malraux, qui n'a jamais été un grand homme d'affaires, perd son argent placé dans des actions mexicaines. À Clara qui l'interroge sur ce qu'il compte faire, il répond : « Vous ne pensez quand même pas que je vais travailler ? »…

Malraux est fasciné par l'Orient, par la pensée et par l'art. Il fréquente régulièrement le Musée Guimet et l'École Française d'Extrême-Orient (EFEO) où il a trouvé, dans un bulletin datant de 1919, une description du temple de Banteay Srey par Henri Parmentier. Or, Malraux constate que ce temple n'est pas inscrit dans l'Inventaire descriptif des monuments du Cambodge publié en 1911. Le temple décrit par Parmentier fut découvert en 1914. Il en déduit que ce dernier n'est pas classé. Alors, dans l'esprit de Malraux, se mélangent ses rêves esthétiques et ses soucis pécuniaires. Et l'idée de visiter l'Extrême-Orient et, en même temps, dérober quelques statues non classées afin de les vendre aux antiquaires parisiens, américains ou allemands, qu'il fréquentait régulièrement, devient une obsession !

Malraux obtient une autorisation pour "étudier, spécialement au Cambodge et dans les territoires voisins, les anciens monuments de l'architecture khmère." Cette autorisation signée par le Ministre des Colonies de l'époque, Albert Sarrault, lui permet de lancer l'expédition.

En ce vendredi d'octobre 1923, Malraux et Clara embarquent à bord de "l'Angkor" pour un voyage de quatre semaines vers le Cambodge. Ce jour-là, pas de voyage existentiel en quête de liberté. Malraux n'a qu'un seul but : piller les statues d'un temple khmer pour effacer ses problèmes d'argent.

Nota :  L'Angkor, n'était autre que le paquebot Atlantique, qu'une torpille frappa le 9 mai 1918 au large de Bizerte, il fut définitivement remis en état par les soins de la Société.

Vingt-neuf jours de traversée, puis, enfin, les premiers contacts à Hanoï avec l'École Française d'Extrême-Orient qui dirige les fouilles dans toute l'Indochine française. À Saigon, Malraux retrouve un ami d'enfance, Louis Chevasson, qui accepte de participer à l'expédition. Cette fois, tout est prêt.

L'aventure commence : les boucles du Mékong, Phnom Penh, le Grand Lac et l'arrivée à Siem Reap, le village proche des temples d'Angkor, où Malraux, fort de son ordre de mission, s'empresse de rencontrer le représentant de l'administration coloniale. Celui-ci met les points sur les "i" en lui rappelant que : les temples de la région sont des monuments historiques, ils sont protégés depuis peu par une loi. Mais Malraux ne l'entend pas de cette oreille ; il met le cap sur Banteay Srey, un temple peu connu, à une trentaine de kilomètres au nord d'Angkor, en considérant que toute ruine est bonne à prendre.

Après deux jours de progression pénibles à travers la forêt, l'expédition arrive à Banteay Srey "La Forteresse de la pucelle" comme le traduit librement Clara Malraux dans ses mémoires. À cette époque, le temple n'est encore qu'un magnifique éboulis d'Apsaras et de bas-reliefs délicatement sculptés dans le grès rose.

Croyant la tâche facile, la petite équipe s'attaque au temple écroulé. Deux à trois jours de dur labeur et d'excitation fiévreuse sont nécessaires pour arracher un morceau d'éternité à cette décharge irréelle. L'angoisse d'être découverts, la pluie chaude, les moustiques et, surtout, les araignées, la phobie d'André, rendent l'aventure excitante.

La pierre résiste. Les scies cassent. Finalement, les guides chargent quatre grands morceaux de bas-reliefs, et une tonne de pierres sculptées, sur les chars à bœufs. Direction Phnom Penh, via le Tonlé sap, sur un Sampan à voile.

Ce que Malraux ignore, c'est que l'un de ses guides khmers a vendu la mèche à Goerges Groslier, directeur de l'École des Arts du Cambodge, (devenue depuis Université royale des beaux-arts), qui avertit les autorités coloniales et l'École Française d'Extrême-Orient. Ainsi, ils découvrent les relations qu'entretient Malraux avec les antiquaires et sa situation financière catastrophique...

Donc, au soir du 23 décembre, André et Clara, fourbus, arrivent à Phnom Penh. Mais les gendarmes qui les attendent ne sont pas venus leur souhaiter un bon Noël... André et Clara ne sont pas jetés en prison, mais assignés à résidence. Ils vont s'installer pendant six mois à l'hôtel Manolis, dans l'attente du procès, le meilleur établissement de Phnom Penh, dont ils ne pourront pas payer la note !

Les explications fournies par les Malraux ne résistent pas à l'enquête et en particulier à certains témoignages des guides khmers, ainsi qu'à la découverte, dans le sac de Clara, de la chevelure de deux Apsaras. Poussée par l'EFEO qui redoutait l'encouragement au pillage que provoquerait une attitude clémente, l'Administration coloniale veut un jugement exemplaire. Un premier magistrat qui se préparait à conclure à un non-lieu sur la base des textes en vigueur est déchargé de l'instruction du dossier.

En juillet 1924, le tribunal correctionnel de Phnom Penh, particulièrement sévère à l'égard des trois aventuriers romantiques, condamne André Malraux à trois ans de prison ferme et son ami à dix-huit mois. Clara bénéficie d'un non-lieu, au motif que « La femme est tenue de suivre son mari en tout lieu ». Dur pour une rebelle éprise de liberté !

La faconde et l'éloquence de Malraux irritent les juges, mais elles impressionnent fortement les journalistes. Le journal "L'Impartial" de Saïgon brosse un portrait flatteur de l'accusé : « C'est un grand garçon maigre, pâle, au visage imberbe, éclairé par deux yeux d'une extrême vivacité... Il a la parole facile et se défend avec une âpreté qui décèle d'incontestables qualités d'énergie et de ténacité... Il a su défendre ses positions avec une surprenante énergie, réfutant tous les points de l'instruction ».

Pour le chroniqueur de "L'Écho du Cambodge" plus ébloui encore, André Malraux avait donné « un véritable cours d'archéologie » !

De retour en France, Clara, qui reste sourde aux conseils de sa famille qui lui demande de divorcer d'avec ce vaurien, ce condamné de droit commun, ne cesse de se démener. Grâce à elle, l'intelligentsia parisienne se mobilise. Clara réussit à mobiliser les plus grands noms : Louis Aragon, Marcel Arland, André Breton, Gaston Gallimard, André Gide, Max Jacob, Roger Martin du Gard, André Maurois, François Mauriac, Jean Paulhan, qui signent textes et pétitions. 

En octobre 1924, l'affaire passe en appel. Malraux appuie sa défense sur le statut légal du site de Banteay Srey dont le classement était incertain.

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Mais analysons son système de défense, qu'il mit au point préalablement avec Clara et leur ami Louis Chevasson. C'est assez surprenant, ce n'était pas un texte littéraire, mais un modeste argumentaire en faveur de Clara, inculpée elle aussi. Ci-après, la lettre que Malraux adressa au Résident Supérieur, la seule trace écrite de sa main à propos de cette affaire. 

La défense de Malraux

Phnom Penh, 

le treize mai 1924. 

Monsieur le Résident Supérieur, à la suite du désir que vous avez eu l'extrême obligeance de vouloir bien me faire connaître, j'ai l'honneur de vous exposer les faits suivants. 
Arrivé au Cambodge en mission archéologique au début de décembre 1923, je fus, lors d'un voyage d'Angkor à Phnom Penh entrepris afin de faire donner à ma femme souffrante au retour de la brousse les soins nécessaires, impliqué dans une affaire de pièces archéologiques prises par M. Chevasson au temple de Banteay Srey, à trois jours de Siem Reap. 


Il se les était approprié, mais elles ont été récupérées par l'Administration. Il a reconnu avoir agi entièrement seul. Je ne m'appesantirai pas sur cette affaire qui est entre les mains de la Justice. Qu'il me soit seulement permis, Monsieur le Résident Supérieur, que si j'en attends le jugement avec quelque impatience, je le fais sans aucune inquiétude. L'instruction de cette affaire durait depuis deux mois déjà lorsque ma femme, plus souffrante et venant d'apprendre que sa mère l'était également, décida de rentrer en France. Mon avocat, Maître de Parcevaux, ayant, par courtoisie, informé Monsieur le juge d'instruction de ce départ, celui-ci déclara qu'il s'y opposait. Le surlendemain en effet, ma femme était inculpée. Le choc produit par cette inculpation, et surtout par sa conséquence, l'impossibilité du retour, sur une constitution déjà affaiblie et supportant le poids d'une hérédité très lourde fut tel qu'il détermina une crise nerveuse de la plus grande violence présentant certains caractères de la folie. 

Le soir, ma femme s'empoisonnait avec du Véronal. Elle fut amenée à temps à l'hôpital, où elle refusa longtemps toute nourriture. Depuis (et il y a de cela plus de deux mois) elle est restée dans un état d'extrême dépression, et n'a pas encore recouvré la conscience. Dès son entrée à l'hôpital, je fis présenter à Monsieur le Juge d'Instruction une requête, appuyée de certificats médicaux pressants, tendant au retour provisoire de ma femme en France. Après intervention du Parquet Général, il me fut répondu qu'on userait de la plus grande indulgence à son égard et qu'un non-lieu la concernant serait rendu lorsque le Parquet de Phnom Penh aurait reçu son casier judiciaire et les résultats de la Commission rogatoire qu'il avait fait faire à Paris. Ces pièces ont été demandées, par câble, depuis plus de quatre mois. Or, ni l'envoi d'un casier judiciaire, ni l'établissement d'une Commission rogatoire ayant pour but d'entendre une personne habitant Paris, et dont l'adresse est connue, ne justifiait une telle durée, qui semble déconcerter Monsieur le Juge d'Instruction autant qu'elle m'étonne moi-même.

De plus, je vous prie respectueusement, Monsieur le Résident Supérieur, de vouloir bien considérer que la présence de la première pièce, à laquelle le Parquet semble attacher beaucoup plus d'importance qu'à la seconde, est une simple formalité, car il n'est pas vraisemblable que l'on confie une Mission à quelqu'un dont la femme a été condamnée; et que d'ailleurs, une enquête fut faite par ordre du Ministère, avant l'octroi de cette Mission; et qu'enfin, mon propre casier judiciaire, demandé deux mois avant celui de ma femme, n'étant pas encore arrivé, tout porte à croire que le sien, lorsqu'il arrivera, sera devenu inutile. 

Son état va s'aggravant. L'avis de tous les médecins qui l'ont soignée et, en particulier, de Monsieur le Médecin-Chef de l'hôpital, est, comme vous le verrez par la lettre ci-jointe, que son retour en France est de toute nécessité. 

Je sais que l'Administration française n'a pas coutume de faire passer une formalité avant une question d'humanité. C'est pourquoi, je me suis permis, Monsieur le Résident Supérieur, de solliciter de votre haute bienveillance une intervention susceptible directement ou indirectement d'amener le retour de ma femme en France et d'empêcher ainsi sa guérison de devenir tout à fait impossible. Dans l'espoir que vous voudrez bien consentir à m'accorder cette intervention, je vous prie d'agréer, Monsieur le Résident Supérieur, l'expression de mes sentiments respectueux et de ma haute considération. 

Malraux

 

La Relaxe.

Malraux et Chevasson avaient convenu que ce dernier prendrait sur lui le vol des statuettes s'ils étaient arrêtés. Pour accréditer cette version, Malraux et Clara étaient rentrés à Siem Reap avant Chevasson qui, lui, accompagnait les chars à boeufs transportant les statuettes. Chevasson avait accepté ce rôle parce qu'ils étaient tous les deux convaincus que seul Malraux avait plus de chances, vu ses relations, d'obtenir la libération de son complice. La lettre confirme cette stratégie. Elle met également en évidence l'ordre de mission et les protections qu'il suppose. Il ne faut pas oublier que le signataire de cet ordre est Albert Sarrault, non seulement le Ministre des Colonies, mais également l'homme qui a donné son nom au Musée de Phnom Penh créé il y a peu.

La lettre montre surtout que Malraux compte sur le retour de Clara en France où elle pourra mobiliser les nombreuses relations que compte déjà Malraux dans le monde des arts et des lettres. Et Malraux invoque la santé de sa femme pour obtenir son retour. Comme nous l'apprend Maxime Prodomidès, Malraux a déjà prétexté à deux reprises du mauvais état de santé de sa femme pendant l'expédition à Banteay Srey et notamment pour justifier le retour précipité à Siem Reap, laissant seul Chevasson avec les statuettes qu'il aurait alors volées. Mais cette fois, il y a un simulacre de suicide qui manque de peu de tourner au drame, suivi d'une grève de la faim. Alors qu'elle ne pèse plus que 36 kg, Clara bénéficie d'un non-lieu et rentre à Paris.

Cette lettre, démontre, si tant est qu'il faille le démontrer, que Malraux était un menteur invétéré, Malraux s'était toujours plu à se créer des vies plus sulfureuses et tumultueuses que la réalité. Mais au-delà de ces arrangements avec la vérité, Malraux dévoilait ainsi la véritable force de l'aventure, celle qui pousse vers une vie plus réelle, plus intense où l'on arrête de simplement vivre pour enfin exister. « Tout aventurier est né d'un mythomane » disait-il, l'extraordinaire naît souvent du banal.

Mais alors que la cour ordonna, bien évidemment, la restitution des pierres volées (qui n'ont jamais quitté le Cambodge), Malraux refusa s'estimant être le découvreur du temple ! En fait, Malraux ne découvrit rien du tout ! Ce fut juste un usurpateur. Et même aurait-il découvert quelque chose, la loi faisait obligation de laisser in situ les bas-reliefs et les statues. De plus, Malraux connaissait la loi ; elle lui fut énoncée par le directeur de l'EFEO, à Hanoï, puis rappelée par le gouverneur de Siem Reap, chargé de l'aider à préparer son expédition, et qui l'eut mis en garde contre de telles tentations. 

Pourtant, la cour d'appel de Saigon fut plus clémente et prononça, le 28 octobre 1924, des peines assorties du sursis (un an pour Malraux, huit mois pour Chevasson), sans interdiction de séjour. 

De retour à Paris, Malraux signe un contrat pour trois livres chez Grasset. La publicité sulfureuse que lui a apporté cette affaire excite les éditeurs. François Mauriac, au sein de la maison Grasset, lui a témoigné aussi son soutien efficace. Jeune écrivain encore malhabile dans son style, Malraux convertit en roman, cinq ans plus tard, cette affaire rocambolesque. La Voie Royale n'est pas, tant s'en faut, son chef-d'ouvre, cependant l'exotisme et le souffle aventureux du récit plairont à l'époque. 

Malraux5
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Commentaires

  • Kroussar
    • 1. Kroussar Le 04/02/2023
    Bonjour Marc, merci pour votre compliment.
    Il vous suffit d'entrer le nom de Malraux suivi de Cambodge et vous aurez une multitudes d'informations sur ce sujet.
    Amicalement.
  • Marc
    • 2. Marc Le 04/02/2023
    Bonjour !

    Quelles sont les meilleures références sur cette affaire ? Vous devriez les citer dans cet article, qui au demeurant, est excellent.
    M.

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