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KROUSSAR - Une vie au Cambodge

Jeunesse.

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Mes parents souhaitaient que je sois prêtre, voire évêque. Ainsi, comme René Bazin, je fus condamné à poursuivre mes études, au petit séminaire de Mongazon, à Angers.

Très vite, je compris que je n’étais pas destiné au sacerdoce. Mes passions étaient ailleurs.

À cette époque, début des années soixante, je ne rêvais que d’aventures, admirant tous ces fous volants que rien n’arrêtait. Accrochées au mur, au-dessus de mon lit de pensionnaire, les photos de mes héros entretenaient le doux rêve de devenir aviateur : Charles Nungesser, François Coli ; Antoine de Saint-Exupéry, Jean Mermoz, Henri Guillaumet qui, par leur audace, avaient propulsé l’Aéropostale jusqu’en Patagonie.

J’imaginai que ma vie serait une succession d’aventures, de passions, de dévouement à mon pays, à la poursuite d’un idéal. 

Alors, je m’ennuyai à mourir, et ne supportai pas la discipline de fer, m'imposant prières et méditation. Jusqu’au jour où un petit homme entra dans la salle de classe. Il était de ceux que l’on écoute, que l’on se garde d’interrompre : Messieurs, à la demande de votre proviseur, je vais vous parler de l’Empire khmer, et de ce peuple bâtisseur des temples d’Angkor.

Et le conférencier révéla les merveilles angkoriennes, photos de gigantesques édifices aux lignes majestueuses à l’appui, tels Angkor Wat. Je fus séduit sur l’instant, comme attiré par les Dieux et les Déesses de ces temples, mais je n’ai pas compris les raisons de ce puissant appel.

À partir de ce jour, à l'instar de Pierre Loti, je m’étais juré de voir se lever l’étoile du soir sur les ruines du Bayon, et de m’enivrer de l’étrange atmosphère qui règne en ces lieux.

J’étais trop jeune pour imaginer l’implacable destin qui m’attendait, ignorant que les drames se cachaient dans l’ombre. Pourtant, pas un instant, je n’ai douté. J’étais certain, qu’un jour, je découvrirais ce fabuleux pays.

 

Juillet 1973 - Mai 1975.

Jeune lieutenant de l'Armée de l'Air française, âgé de 22 ans, je suis arrivé au Cambodge en juillet 1973, pour commander une mission d’observation et de renseignement. Dix jeunes officiers m'accompagnaient, tous, spécialistes en Guerre Électronique, chargés des écoutes et du décodage des transmissions des forces : khmères, vietnamiennes et américaines. Notre objectif, non avoué, était de tout faire pour aider les Khmers rouges à prendre le pouvoir...

Eh oui ! Après le coup d'Etat du 18 mars 1970, la France s'était engagée auprès du Roi Norodom Sihanouk, en lui promettant de tout faire pour renverser le gouvernement de Lon Nol, afin de lui permettre de revenir au pouvoir. Ainsi, dans le plus grand secret, la France armait et finançait les Khmers rouges (les Chinois également d'ailleurs), et avait déployé un certain nombre d'officiers du SDECE sur le territoire, notamment là où les Khmers rouges et les Viet-Congs avaient leurs QG...

En janvier 1974, je fis la connaissance d'une jeune Khmère, prénommée Tiane, étudiante en médecine… Dont le père était l’un des grands patrons du bloc chirurgical de l'hôpital Calmette ; et la mère, avocate à la cour suprême. Ils m’adoptèrent dès les premiers jours de notre flirt et me donnèrent le surnom de Kroussar (qui veut dire famille en langue khmère), en l’honneur de leur fils aîné, tué lors d’un bombardement américain alors qu'il soignait des blessés.

Durant dix-huit mois, nous pûmes accomplir notre mission sans problème majeur, nous aidions les Khmers rouges, ils nous aidaient en retour. Mais, en décembre 1974, un drame survint et cinq de mes camarades furent tués, lors d’une embuscade montée par des soldats de Lon Nol…dans le seul but de piller notre argent, mais aussi nos camions et notre armement, afin de les revendre.

Après ce drame, ma fiancée exigea que ses parents organisent au plus vite notre mariage. Un mariage porteur d'espoir pour elle et ses sœurs, qui espéraient venir avec moi, en France, afin d’échapper aux terribles événements annoncés. L'illusion d'une vie meilleure fut de courte durée.

Le 17 avril 1975 au matin, les Khmers rouges prirent Phnom Penh. Avec mon épouse, Tiane, nous nous sommes réfugiés à l'ambassade de France, avant que celle-ci ne ferme ses portes, interrompant le flot et refoulants les centaines de Khmers qui sollicitaient la protection de la France. Tandis que ses parents et ses sœurs rejoignirent l'hôpital Calmette, où ils espéraient être en sécurité. Malheureusement, les révolutionnaires expulsèrent malades, médecins, soignants, et ils furent conduits vers les camps de travail.

Le 19 avril, suite à une odieuse dénonciation française, les Khmers rouges exigèrent que les notables Khmers réfugiés dans l'ambassade leur soient livrés. Alors commença une sorte de marchandage entre le Chargé d’Affaire Jean Dirac et les révolutionnaires, avec l’aval du Quai d’Orsay : "Les Khmers présents dans l'ambassade seraient livrés contre la protection des ressortissants étrangers".

Le 20 avril au matin, Tiane ainsi que tous les notables présents, environ une trentaine, furent expulsés manu militari, remis à leurs bourreaux pour une mort certaine.

Le 22 avril, cédant aux dernières exigences des Khmers rouges, la France expulsait plus de mille deux-cent Khmers, dont de nombreux enfants, qui étaient encore présents dans l’ambassade. Un crime, que la France refuse toujours de reconnaître... Mais aussi un pillage des richesses et de l'argent abandonnés par les expulsés...

Le 30 avril, je fus évacué vers la Thaïlande, avec d’autres ressortissants.

De retour en France, je n'arrivais pas à oublier, il y avait comme une déchirure en moi. Le genre de déchirure que personne ne voit, mais qui vous hante. Je ne pouvais pas faire taire ma colère, mais à qui me confier ? J'ai cherché à rencontrer des responsables politiques, des généraux...

Et on m'a interdit de parler ! Me rappelant à mon devoir de réserve le plus absolu ; m'interdisant de relater les événements survenus dans l'ambassade, et l'objet de notre mission au Cambodge.

La mort dans l'âme, je repris mes missions scabreuses à travers le monde... au service d'une honteuse géopolitique menée par la France : Tchad, Timor-Oriental, République Centre Africaine, Angola... Là, toujours là, où il fallait déstabiliser les pays pour les seuls intérêts de la France... notamment dans le cadre du "Safari Club" créé à l'initiative du colonel Alexandre de Marenches, directeur général du SDECE...

Juin 1977 - Avril 1979

À l’époque, il m’était impossible de revenir seul au Cambodge, sans protections, sans aides, c'était le suicide assuré ! Mais le destin allait encore guider mes pas vers le Cambodge. Sauf que le destin me guida vers l'enfer, au milieu d'un chaos indescriptible.

En juin 1977, las des massacres et des exécutions sommaires contre le peuple Khmer, de nombreux officiers Khmers rouges se révoltèrent dans un premier temps, puis s'enfuirent au Vietnam afin de solliciter une aide militaire, dont le commandant Hun Sen. Ce fut le début des purges et des massacres entre Khmers rouges... et la réactivation du S21 dont les victimes furent, à 90%, des membres de l'Angkar et d'anciens tortionnaires.

Hun Sen réussit à convaincre l'armée vietnamienne qui accepta de l'aider. Mais avant d'attaquer le Cambodge, le général Giap demanda l'aide du gouvernement français ; il souhaitait récupérer les cartes d’état-major réalisées du temps du protectorat, que les Français étaient seuls à détenir. La France accepta, à condition qu'un observateur accompagne les forces vietnamiennes. Jeune capitaine et connaissant déjà le Cambodge, je fus désigné pour accomplir cette mission. Une mission où l'horreur me côtoyait au quotidien.

C’est durant cette mission que j’appris que mon épouse avait survécu, qu’elle était dans un camp près d’Along Veng, que j’étais papa d’un petit garçon qui avait été séparé de sa mère à l’âge de trois ans…

À partir de ce jour, je n’eus qu’une obsession ; "Tout faire pour les retrouver".

Nota 1 : à cette époque, le général Võ Nguyên Giáp, était ministre de la Défense et vice-Premier ministre du gouvernement de la République socialiste du Vietnam.

Nota 2 : c'est principalement le commandant Hun Sen qui organisa la libération du pays, avec l'aide de l'armée vietnamienne.

Mai 1979 - Février 1983

Promu commandant en mai 1979, je fus nommé responsable du service d’analyse et de renseignement, au sein du Centre d’Information sur les Rayonnements Électromagnétiques, annexe du SDECE/DGSE situé en région parisienne ; notre mission était de décrypter toutes les communications, captées par les forces françaises à travers le monde, afin d’en tirer tous les secrets.

Ce qui me permit de mieux comprendre la honteuse machination qui allait être dirigée par l'ONU contre le Cambodge, afin de punir tout un peuple parce qu'il avait été libéré par les communistes vietnamiens... Dès septembre 1979, les Khmers rouges devinrent le bras armé de l'ONU pour combattre le gouvernement en place, et un blocus empêcha le pays de s'approvisionner en produits de première nécessité. Les camps de travail se transformèrent en camps retranchés et la guerre allait durer de nombreuses années.

En juin 1982, un ami m’avertit par message, que mon épouse était hospitalisée à Phnom Penh, gravement blessées lors d’un combat contre les forces vietnamiennes. Je sollicitai un congé de longue durée. L'état-major refusa, le Cambodge étant toujours en guerre, il ne souhaitait pas qu’un officier supérieur s’y rende sans mandat.

Je dus démissionner de l'armée, abandonnant une carrière prometteuse. Mais ma femme et mon fils comptaient plus que tout.

Après avoir parcouru le Cambodge pendant huit longs mois, côtoyant une nouvelle fois l'horreur au quotidien, je retrouvai mon épouse. Mais je ne pus la convaincre de me suivre en France… 

Mon épouse, Tiane, espérait retrouver notre fils, Sayanna, et ne voulait pas fuir sans lui.

Mars 1983 - Avril 1989

Pendant deux ans (1982 - 1984), j'ai essayé de retourner au Cambodge, sans l'aide de mes amis Khmers, en vain ; je fus refoulé à chaque fois...

Persuadé, que je devrais attendre des années avant d’avoir des nouvelles de Tiane et de mon fils, je me mis à chercher activement du travail. Le Directeur de Thomson-CSF/RCM, très intéressé par mon expérience opérationnelle, mes connaissances techniques et mes diplômes en traitement du signal, m’embaucha comme ingénieur d’études, pour la réalisation de nouveaux aéronefs de Guerre Électronique. Une sorte de retour aux sources qui m'a permis de penser à autre chose.

Début juin 1988, je reçus le message tant attendu ! Je repris espoir ! J'avais dû attendre six longues années avant de pouvoir revenir au Cambodge.

Le message indiquait que Tiane était partie à la recherche de notre fils, qu'elle me demandait de la rejoindre immédiatement au Cambodge, et précisait que des amis Khmers m’attendaient déjà au camp de Nong-Samet, afin de m'accompagner dans cette nouvelle expédition.

En six mois, avec mes amis et mon épouse, nous avons parcouru la moitié du Cambodge, en traversant les champs de mines, évitant les combats entre factions... Avant de retrouver notre fils, alors âgé de treize ans, dans l'un des camps de Ta Mok.

Mais, encore une fois, Tiane refusa de me suivre en France et souhaita se réfugier dans la province de Kratïè. Elle craignait que notre fils ne puisse pas s'intégrer en France, après avoir vécu seul, comme un petit soldat khmer rouge, durant 10 longues années...

1990 à nos jours.

Ce n'est qu'au début des années 90, que j'ai pu revenir définitivement au Cambodge pour les aider, tout en continuant de travailler pour le groupe Thomson-CSF, 

La plupart des quartiers de Phnom Penh étaient en ruine, il n’y avait ni eau, ni électricité. Avec les moyens du bord, nous avions aménagé deux pièces dans un immeuble abandonné. L'endroit était si sale, que seuls les rats et les cafards en étaient devenus propriétaires. Dès le lever du jour, nous quittions ces lieux insalubres, et parcourrions la ville en quête de nourriture, d'ustensiles, et de produits de première nécessité. 

Puis la vie reprit peu à peu. Mais la vie pouvait-elle s’accommoder de cet environnement empli de détritus, de ces odeurs nauséabondes, de la puanteur des caniveaux…? Comment la vie pouvait-elle seulement exister dans une si grande pauvreté ? Je me devais de travailler comme un forcené pour assurer des revenus substantiels afin de leur garantir une certaine qualité de vie.

Avec le temps, l'espoir en la vie revint. Notre fils, Sayanna, qui faisait de brillantes études, avait un avenir prometteur, et devint l'un des nombreux conseillers auprès du Gouvernement Royal. Malheureusement, en septembre 2003, il fut victime d'un accident, enfin, c'est ce que nous crûmes pendant de longues années avant de découvrir la vérité, il fut assassiné. Notre vie bascula à nouveau dans les ténèbres.

En 2012, mon épouse, Tiane, décéda d'un cancer. Un cancer lié à la dure vie dans les camps, au chagrin d'avoir perdu notre fils. Avant de mourir, elle me fit promet de vendre nos biens et de consacrer l’argent des ventes dans l’aide aux plus démunis. C'est ce que je fis.

Étant moi-même atteint d’un cancer, je décidai de finir ma vie ici, dans l’une des provinces les plus déshéritées du pays, à Prey Veng, afin d’exaucer le vœu de mon épouse, en aidant les miséreux.

Là, les mois passèrent, puis les années, mes douleurs s’estompèrent, un peu, la rémission était-elle possible ?

Puis, j’ai eu la chance de fonder une nouvelle famille, qui m’a aidé à me reconstruire, à puiser la force nécessaire pour réapprendre à vivre, à trouver le chemin de la résilience...

Alors nous laissons parler notre cœur : paiement des soins, achat de vêtements, partage des repas, nombreux dons à la commune pour les équipements scolaires, entretien des salles de classe, de l’hôpital, des routes… Notre action pour le grand bien de tous, bien que modeste, me permet de respecter mon engagement envers mon épouse décédée, ma Tiane, et de retrouver un certain équilibre.

Tous ceux que j'ai aimés ne sont plus que des fantômes à présent, mais je continuerai à perpétrer leurs souvenirs en rappelant l'histoire méconnue du Royaume du sourire, en partageant la culture, la langue et les usages... C'est mon dernier combat. 

C'est aussi un combat pour mes filles Lyna, Den, La ; auxquelles je souhaite transmettre et léguer toutes mes connaissances afin qu'elles puissent, un jour, apporter leurs modestes briques dans l'évolution du pays.

Aujourd’hui encore, je continue à porter le surnom de Kroussar, en hommage à ma belle-famille disparue dans les camps de travail, mais aussi en hommage à mes deux amis Khmers, Roun et Ran qui, depuis juillet 1973 jusqu'en octobre 1991, ont consacré leur vie à protéger ma femme, mon fils et moi-même.

Jean-Claude, dit Kroussar.

PS : message à mes enfants :

Quand on m’enlève ceux que j’aime,

Quand tout espoir est perdu,

Il se manifeste quelque chose d'étrange !

Il apparaît une forme de courage extrême. 

Et une incroyable détermination. 

Ce qui compte, ce n’est pas d’être le plus fort, 

C’est d’être celui qui n’abandonnera jamais.

 

PS 2 : Pour ceux qui souhaitent découvrir l'histoire méconnue du Royaume et savoir ce qui s'est vraiment passé dans l'ambassade, vous trouverez  Mon récit GRATUIT  - Cambodge-La longue quête "ICI".

PS 3 : Et aussi, pour les plus pressés l'accès aux Brèves Histoires du Cambodge ICI 

Août 2016.